Matière première
La photosynthèse donc, qui serait la seule valeur ajoutée au monde, le premier moteur de l’abondance ?
Prenez une bûche. 97 à 98 % de cette matière sèche se sont développés à partir d’un peu d’eau, de l’énergie du soleil et des composants de l’air. De la matière à partir de presque rien de tangible. 98% de magie pure.
Jonglez avec les chiffres et faites de savants calculs, essayez d’imaginer le poids du vivant sur la terre, océans compris : 82 % de cette masse sont uniquement composés de verdure.
Plus de 8 dixièmes du poids du vivant du monde est constitué de plantes…
Les humains, eux, comptent pour 0,01% du poids total.
La systémique du don commence dès le début, bien avant que nos yeux ne perçoivent de l’abondance. Du lichen sur un lit de roche et dans la moindre faille d’un vieux mur. Les conditions sont difficiles. Et plus les conditions sont dures, plus le don est complet. Le lichen est l’alliance d’un champignon et d’une algue, deux organismes distincts qui se sont ouverts totalement l’un à l’autre pour en créer un plus grand, plus complexe et plus résilient. Nous avons identifié à peine 18800 espèces de lichen (sur les 250 000 présumées). Autant de folie créatrice et de frontières abolies.
Perturbation
Des crics et des cracs tout au long du jour, de la cime des arbres au sol des clairières. Oiseaux, singes, insectes, herbivores de toutes tailles, tous se nourrissent et vivent en mâchant, cassant, taillant herbes, branches et feuilles. Une perturbation constante et ciblée de ce qui les entoure, selon leurs besoins. Or, tailler, couper ou digérer la verdure, en plus de la perturbation des intempéries, c’est la stratégie du vivant pour déployer toujours plus d’abondance. La matière organique se retrouve au sol pour y former l’humus. Les plantes restantes ont accès à plus de lumière. Une information simple et directe passe dans la plante taillée et par les racines chez les voisines : « Attention, faut que ça pousse ! » Et la photosynthèse de reprendre de plus belle tout en se faisant plus résistante aux insectes et aux maladies.
La perturbation amènera toujours plus de vert, toujours plus de valeur ajoutée.
Plus l’animal est gros, plus la perturbation qu’il amène démultiplie la photosynthèse, plus il y a de richesse. Un troupeau de milliers de bisons ou une quinzaine de diplodocus ne se contentent pas de quelques salades pour le dîner. Leurs interactions et la perturbation de leur milieu durant leur vie, puis la décomposition de leur corps après leur mort amènent toujours plus d’abondance.
On ne le dira jamais assez : tout organisme végétal ou animal laisse son milieu plus riche en partant.
Petit rappel encore : nous faisons partie des gros animaux, nous avons besoin de systèmes riches et complexes pour nous nourrir. Pour vivre. Avec ou sans supermarchés.
La perturbation animale est primordiale. Oui mais. L’agriculture n’est pas notre plus grand défaut. Bien avant d’inventer la charrue, à peine armés de silex taillés et pourvus de feux de camp, nous avons modifié le cycle des pluies par les brûlis et exterminé en grande partie les mammifères géants avec qui nous vivions.
La mégafaune avec ses paresseux de 6 mètres de haut, ses kangourous trois fois plus gros que ceux d’aujourd’hui, ses tigres à dents de sabre, ses herbivores de plusieurs tonnes ont été si impactés par nos ancêtres qu’ils en ont oublié de survivre. Et nous étions à cette époque, et sur toute la planète, à peine autant que la moitié de la population de Londres aujourd’hui.
En plus de cela, on estime que l’activité humaine a détruit 85% de la masse animale. Sans oublier toutes ses perturbations associées… Et hop, un levier d’abondance de perdu !
Dans la masse animale qui reste sur la terre, la grande majorité des mammifères vit dans des prairies surpâturées contrôlées par les hommes ou dans des parcs d’engraissement, totalement coupée des liens de réciprocité positifs. À chaque fois que l’on observe un de ces animaux « hors-sol » empêché et incapable par ses interactions de créer plus de richesse dans son milieu, on peut constater systématiquement une grande, une immense souffrance, sans même parler de la pollution associée.
La pyramide est un cercle
La cascade trophique est un autre levier d’abondance.
Imaginez des espèces clefs de voûte dans l’architecture du vivant. Loups, baleines, lions, castors, loutres, pour ne citer que les plus connus. Des espèces qui par leur présence régulent les autres et permettent l’installation de niches écologiques et une très grande biodiversité. C’est inhabituel de le penser ainsi, mais le lion est dépendant de la vitalité de la prairie que les gazelles broutent. Tout « prédateur » est dépendant de la photosynthèse, mais par l’équilibre dynamique que sa présence impose, il en est aussi le garant. Il n’y a pas de pyramide, il n’y a que des cercles de réciprocité tissés d’interactions complexes.
Tuez les grands prédateurs (comme les loups) ou les régulateurs (pour leur fourrure par exemple) ? C’est un système entier qui s’effondre.
Pour comprendre cette logique, il faut sortir de l’habitude de coller des pyramides de valeurs sur tout ce que l’on regarde. Il est trop facile de passer du « prédateur » bien installé tout en haut de la chaîne alimentaire à un genre humain autoproclamé à la pointe de l’évolution.
Une échelle de valeur justifie une échelle de pouvoir et de violence associée. Une violence structurelle que l’on retrouve partout. Dans le vocabulaire ou l’acte de propriété, l’histoire et la formation des sociétés, l’esclavage et l’extraction des « ressources », les genres, l’éducation ou la couleur de peau. Nous ne pouvons sortir de ces structures sans transformer les fondamentaux, c’est-à-dire boire, manger, dormir à l’abri et interagir en laissant les milieux toujours plus riches et plus diversifiés.
La bonne nouvelle, c’est que l’on peut retrouver l’équilibre au bord du précipice.
La mauvaise, c’est que nous allons devoir un peu évoluer.
En commençant par le jardin.
Une jungle d’abondance
Un été de canicule dans un coin de France. Ce potager-là a démarré il y a deux hivers sur une terre de gravats, d’argile et de chiendent. En jardinant en syntropie – c’est-à-dire avec plus de complexité, de photosynthèse, de perturbation et en prenant en compte les besoins des plantes pour l’ombre et le soleil – la magie a opéré. En quelques mois le terrain est devenu une jungle de plusieurs mètres de haut, avec très peu d’arrosage, et à la clé une récolte incroyable. Le sol est transformé, grouillant de vie. Chaque geste amène toujours plus. On y est bien. La beauté fait toujours partie d’un lieu d’abondance.
Trois ans plus tard et toujours en syntropie. Les plantations de fruitiers et de petits fruits sont autonomes en biomasse depuis le premier printemps. Un seul arrosage l’été des deux premières années. Tout est vert, bourdonnant, luxuriant. Les arbres ont poussé deux fois plus vite qu’en système simplifié.
Un maraîcher heureux (très heureux) peut compter sur 8% de matière organique dans le sol. C’est une matière noire qui stocke les nutriments, l’eau et le carbone. La moyenne des terres en France est en-dessous de 2 %. Pour passer de 2 à 8%, il faudrait ramener 44 semi-remorques de compost par hectare. Ce qui implique des machines lourdes, du pétrole, et l’appauvrissement d’un autre écosystème. Les « déchets » verts sont un trésor mais à supposer que l‘on cherche à remplumer toutes les terres du pays, il n’y aurait même pas assez de villes pour en produire suffisamment. Surtout si chaque saison de culture réappauvrit la terre…
En trois ans de syntropie dans le futur verger après la plantation, pas une brouette de fumier ou de paille n’est rentrée. Une photosynthèse dense, des plantes à chaque étage, de la perturbation. Et 9 points de matière organique supplémentaire en trois ans. Nous sommes des animaux du système d’abondance : l’objectif assumé est de monter le taux d’or noir jusqu’à 25%.
Pas de pyramide de violence ici, mais des cycles d’interdépendance et des boucles de rétroaction positives avec les perturbations inhérentes aux cycles de la vie.
Tout est lié…
Prenez un organisme, un système, une région climatique. Tous sont composés de parties, d’autres organismes et de systèmes. Observez un corps, une cellule, un arbre et une forêt. Détaillez la totalité des affluents d’un fleuve ou l’ensemble de l’écosystème marin d’une méduse ou d’un requin. Tous sont des systèmes-organismes en interaction et modification constantes. Chacun est composé d’un nombre incalculable d’autres organismes eux-mêmes composants d’organismes plus grands.
Entre les combinaisons ADN dans le ventre de la poule et la ponte d’un œuf, entre l’évolution de l’embryon, le poussin et le vieux coq quelques années plus tard mangé par un renard, la nourriture, la forme, la taille, les apprentissages et les interactions évoluent constamment. Il en est de même pour votre propre corps, pour un chêne, pour une espèce qui traverse plusieurs millions d’années, pour la composition et les courants d’un océan entier.
Qu’est-ce qu’un organisme ou un système ? Un puzzle fractal multidimensionnel composé et composant qui évolue dans le temps et l’espace. Tout simplement.
Il faudrait être fou ou être économiste pour penser une espèce ou un individu comme étant séparé des milliards d’interactions qui le tissent et de toutes celles dont il est issu. Pour le croire indépendant, permanent, presque immortel.
Composé, composant et lié à l’ensemble des systèmes vivants depuis des milliards d’années, chaque espèce et organisme utilise ses outils (ses caractéristiques morphologiques) pour réaliser ses fonctions (ses rôles et impacts dans les interactions du vivant). Dans le but toujours renouvelé de tendre vers l’abondance. Pour être en bonne santé et assurer son propre dynamisme, un individu, un système ou une cellule laisse sans cesse son milieu plus riche – et se met de ce fait au service du vivant.
Un organisme est toujours interdépendant de la santé de ceux qui le composent et des organismes plus grands dont il est composant.
Pour nous, en tant que système et organisme humains, c’est une relation profonde et intime avec le reste du vivant qui nous est ouverte. Un écho qui se réapprend.
…évidemment.
La loi du plus fort est une invention humaine qui nous permet de justifier la barbarie. Mais elle n’a rien de « naturelle », rien de logique en biologie, en systémie. L’interdépendance de chaque organisme dans le gigantesque tissage des systèmes vivants ne permet à aucun de supplanter les autres, de refuser de jouer le jeu du mouvement vers l’abondance et la diversité. Chacun a ses rôles, ses fonctions, sa justesse.
Les plus grands prédateurs doivent leur survie et celle de leurs descendants au respect d’un équilibre subtil et dynamique que la coévolution avec leur milieu leur a permis inconsciemment d’établir. Les plus grands prédateurs, tout comme les monstres marins du crétacé supérieur ou les hordes de rennes sauvages, sont interdépendants avec la photosynthèse. Sortir des lois profondes du vivant c’est entrer dans un cycle de destruction et d’appauvrissement. Se penser supérieur c’est s’affaiblir soi-même.
Le don est la clef cachée montrée aux yeux de tous, la clef au cœur de tous les systèmes vivants.
Nous devons et pouvons laisser les jardins, les forêts et les steppes, toujours plus riches et plus vivants, plus complexes à chaque fin de saison et après chaque récolte. Nous avons les connaissances et les outils pour inviter tant d’abondance que nous pouvons rentrer dans cette logique du don en répondant largement à nos propres besoins.
A très court terme, de toute façon, nous n’avons pas le choix.
Le sol est presque inexistant. Quelques touffes d’herbes sèches et de la poussière que le soleil brûle et d’où les pluies s’évaporent aussi vite qu’elles sont tombées. Mais tout cela va changer. Le bétail est déplacé en troupeaux chaque jour d’un point à un autre comme lorsque les prédateurs les poussaient à se regrouper pour se défendre. Ils mangent et donc perturbent la prairie, laissant derrière eux un mulch mélangé d’urine et d’excréments qui fertilisent la terre. Quelques années plus tard, à force de perturbations animales ciblées, la savane est verte d’herbes hautes, les arbres et les buissons ont poussé, l’eau coule toute l’année dans les ruisseaux autrefois à sec. Le travail d’une vie d’un homme – le holistic management – a permis sur les cinq continents et dans les zones semi-désertiques de rendre à l’abondance plus de 37 millions d’hectares. Encore une fois tout est possible. A condition d’accepter un profond changement de vision.
Les troupeaux sauvages – et le holistic management – laissent le milieu toujours plus riche, plus vivant et plus résilient. Pour « lutter contre le changement climatique », certains pays annoncent taxer le pet de bovin. Alors que laissés dans un système d’interaction positive de perturbation, les bovins en question permettent de stocker une importante quantité de carbone dans les sols. Les parcs d’engraissement aux États-Unis voisinent avec de quasi déserts. La solution est bêtement à côté du problème. L’Irlande a même pour objectif de tuer des dizaines de milliers de vaches. Les animaux ne sont pas le problème, c’est notre manière de les élever qui est en tort.
Dans les océans, la même logique s’applique. Les êtres vivants les plus imposants permettent de réguler le climat sur des échelles gigantesques que la géo ingénierie ne peut pas même imaginer. Il est donc plutôt contre-indiqué de tuer des baleines et 80 millions de requins par an… si nous avons le souhait de freiner le dérèglement du climat.
Est-ce vraiment utile de détruire la puissance des grands équilibres par la bêtise et l’avidité ? Nos besoins ne sont pas si grands.




