Tout est possible
Le vivant est puissance. Une force profonde, immémoriale qui transcende le temps et l’espace. Une puissance illimitée qui se déploie partout. Des abysses aux cavernes aveugles, des glaciers aux montagnes des tropiques. Partout, la vie se déploie dans un incessant ballet de naissances, de transformations et de morts. Chaque mort laissant son milieu plus riche, plus complexe. Le vivant n’a de cesse de tendre vers l’abondance.
Qu’importe si les étoiles tournent et que les millénaires s’effritent pour passer de la roche solitaire au sol d’une forêt profonde… Qu’importe : le temps n’a pas connaissance de lui-même. Une flaque d’eau laissée au soleil sur un bout de bitume grouillera de vie en quelques heures. Microscopiques rouages d’un système gigantesque. Les minuscules à nos yeux s’adaptent à tout, même à nos pires folies. Des champignons, des bactéries nouvelles se découvrent près des turbines des accidents nucléaires ou dans les océans de plastique.
Le vivant est un laboratoire sans limites d’essais- erreurs pour que chaque organisme s’adapte dans une interaction constante avec ce qui l’entoure. Végétal ou animal, le vivant tend vers toujours plus de complexité et de diversité. C’est la loi. Toujours plus de diversité, de complexité, et en adaptation constante. Vers toujours plus d’abondance.
Rien n’arrêtera le processus du vivant.
Nouvelle-Zélande. Entre Picton et Kaikoura les kilomètres défilent et les collines se succèdent. Ici l’industrie du bois est puissante. Toutes les forêts natives ont été brûlées ou arrachées, remplacées par de gigantesques plantations de pins, d’un meilleur rapport, et principalement pour l’exportation. Le pin – qui n’est pas natif de la région – a fait quelque chose au sol. L’uniformité a épuisé le système d’abondance développé feuille à feuille depuis des millénaires. Après la récolte des troncs, les collines sont nues, couvertes d’une herbe pauvre et jaune en cette fin de printemps. Sur des centaines, sur des milliers d’hectares, les collines sont saccagées. Le reste de terre arable est lessivé dans les pentes, les sources sont souvent taries. Monoculture, appauvrissement du bassin génétique, contrôle et gestion. Tout ce que nous simplifions nous rend plus faibles. L’industrie du bois est puissante ? – Ça ne va pas durer longtemps.
Qu’est-ce que le temps d’ailleurs ? Une idée qui nous sert à décompter l’Histoire, histoire de se prendre au sérieux. Un calendrier qui change selon l’humeur et l’occupant du trône. Un dictateur social qui découpe en tranches bien nettes les jours et les années. Encore une illusion : le temps s’écoule différemment pour un satellite que dans les plaines terrestres, et les ingénieurs doivent recaler constamment cette différence pour que nos ordinateurs soient à l’heure.
Mais qu’est-ce que la notion d’urgence ou de week-end pour une larve de fourmi en pleine métamorphose, héritière de 150 millions d’années d’interactions et d’adaptation et dont les sœurs couvrent toute la planète ?
Qu’est-ce que l’attachement au temps qui passe pour une graine qui fleurira deux jours, après 50 ans de silence à l’écoute de la prochaine vibration de la pluie ? Et l’arbre qui germait déjà avant l’arrivée des premiers humains sur les terres qui l’entourent ? Naissance, transformation et mort et, surtout, toujours plus de possibles. Possibles, mais comment ?
Le cœur de la matière
Grâce au moteur, à l’énergie primaire du soleil transformée en matière. La magie pure. Pas besoin de mondes parallèles ou d’intelligence artificielle pour s’émerveiller, le véritable extraordinaire se trouve là, dans la photosynthèse.
Imaginez un sol de roche et d’extrêmes de température. Quelques lichens sont accrochés dans les failles et les crevasses. Ils cyclent, ils meurent, et les petits nids de la roche accueillent un cadeau sans prix : la création de matière à partir de presque rien de tangible. L’énergie solaire, des composants de l’air, un peu d’eau et du temps : 97 à 98 % de la masse végétale qui se décompose provient du processus de la photosynthèse.
C’est la seule valeur ajoutée au monde : la création de matière carbone, donc de sucres, par des cellules spécialisées. Quasiment de la création pure : la magie partout où l’on regarde. Le corps de la plante qui se décompose apporte les conditions pour que d’autres vies plus exigeantes s’installent. Des vies minuscules et des racines, des feuilles un peu plus larges qui, cycle après cycle, viennent enrichir l’humus.
Des siècles après, la coupe est pleine : le nid de roche déborde vers une faille voisine comblée elle aussi. Un cyclone passe. Tout est lessivé. Tout est à refaire. Qu’importe : le temps n’a pas conscience de lui-même et le vivant ne s’arrêtera jamais.
Deux choses à voir. Premièrement, le moteur de la vie et du monde visible est basé sur l’eau et l’énergie du sucre des plantes.
Par ricochet, la photosynthèse est cause de la création des sols – la terre où nous marchons –, l’atmosphère respirable – chacune de nos inspirations –, la totalité des chaînes alimentaires – tout ce qui nous nourrit –.
Toutes nos civilisations en dépendent – la plupart ont disparu pour cause de déforestation. Et nos économies sont basées sur la photosynthèse – de l’informatique au pétrole en commençant par l’agriculture –.
Deuxièmement, un sol nu ou bétonné c’est du temps pendant lequel le vivant s’affaiblit, c’est du temps sans valeur ajoutée, simplifié, décomplexifié, mortifère.
Et pour rappel, le vivant, quoi que l’on en pense, nous en faisons partie.
Interdépendance
Une plantule, une simple pousse déployant ses feuilles est l’héritière de millions d’années d’interactions et de transformations constantes. Elle est l’addition et la continuation de l’impermanence du vivant. Toujours en mouvement. Toujours changeant. Le sol où se développent ses racines est la somme accumulée de chacun des lichens, de chaque pousse, chaque plante, chaque bactérie et cycle de vie animale qui l’ont précédée.
Nous marchons constamment sur le plus grand cadeau que la vie se fait à elle-même : la mort donnée et transformée de toutes les parties, de tous les cycles de vie qui la composent.
Les systèmes vivants ont pour règles fondamentales l’impermanence et la marche constante vers toujours plus de diversité, de complexité et d’abondance.
Et l’essence ultime de l’abondance se trouve là où on ne l’attend pas. Bien loin des clichés de la loi du plus fort.
Le vivant a choisi la stratégie du don. Un don presque absolu. Car chaque vie, chaque organisme, qu’il soit végétal ou animal laisse toujours son milieu plus riche en partant.
Ce qui est incroyable, c’est qu’une espèce prépare toujours les conditions pour les suivantes. Au bout d’une saison ou d’un siècle, ses propres descendants, de par la richesse qu’elle laisse, ne seront plus adaptés à ce milieu. Ils iront déployer ailleurs leurs outils et leurs fonctions, parfaitement adaptés à une situation ou à un sol en particulier.
Car le sol exprime toujours ce dont il a besoin pour aller vers l’abondance. Chaque caractéristique des racines, chaque fonction, chaque outil des plantes qui poussent dans un milieu a son rôle à jouer. Il n’y a pas de mauvaises herbes. Il n’y a que cette tendance folle à toujours plus de richesse et de diversité.
Comme la presque totalité des arbres, les chênes sont nés sous les tropiques et se sont installés partout. Imaginez ce qu’un gland représente d’énergie, d’adaptation, de gènes et de sucre accumulés jour après jour à travers les saisons. Un concentré de tous les possibles. Et, chaque automne, des milliers d’entre eux sont lâchés vers l’inconnu. Sur toute la vie d’un arbre, entre 1 et 5 millions de glands lancés à tout va, pour 1 à 5 chênes adultes en descendants directs. Quelle folie.
Et ce n’est pas du gaspillage, c’est la stratégie du vivant que la biologie peut traduire ainsi :
La vie d’abord
L’espèce ensuite
L’individu après
La majorité des graines finiront grignotées, boulottées, compostées ou leurs feuilles broutées à peine sorties de leur gangue. Mais qu’importe. Puisque la vie sera plus riche, que des milliers d’animaux, d’insectes et de champignons vivront de ce tapis de glands, que des dizaines d’espèces de plantes ajouteront à l‘humus leur propre potentiel. Ce réseau d’interactions, de robustesse, de hasard et de résilience dynamique donnera à quelques-uns des glands les conditions nécessaires pour s’épanouir. Et deux siècles plus tard un descendant aura déployé ses ramures. Le bois, les feuilles et les racines de l’arbre mère, composés d’air, de soleil et de temps, seront en presque totalité retournés à la terre. Et la terre n’en sera que plus riche.
Toujours plus riche.
Sauf si nous inventons l’agriculture.
Bâtisseurs des poussières à venir
Nous avons construit des civilisations gigantesques et magnifiques faites pour l’éternité ; les empires de Chine, d’Afrique, du Moyen-Orient, les peuples incas, grecs ou romains ou les empires coloniaux. Ils ont tous été basés sur une malédiction, une seule : tu cultiveras la terre, et la terre n’en sera que plus pauvre.
Commencé il y a 12000 ans environ, le contrôle de la production n’a cessé de contrer les lois fondamentales du vivant et nous nous sommes épuisés à la tâche en simplifiant, en décomplexifiant à force de désherbage, de labour, de brûlis et de monoculture.
En 120 siècles nous avons perdu 92 % de la fertilité des sols et créé les plus grands déserts du monde.
Les deux tiers des terres émergées sont en voie de désertification et le reste s’effondre. Les océans se meurent, étouffent sous nos déchets et se perdent un peu plus à chaque chalutier ou baleinier de passage. Entre barrage, pollution et détournement, les cycles de l’eau douce s’épuisent à chercher du bon sens.
Cela, vous le savez déjà. Mais nous pouvons faire mieux que destructeurs en chef. Nous pouvons être co-acteurs de l’abondance. Aujourd’hui. Changer le monde, transformer notre esprit, protéger l’océan de nous-mêmes et planter un jardin. Et finir par contaminer les voisins.
Aujourd’hui – juste aujourd’hui – tout est possible.
Prenons au hasard un de ces empires taillés pour toujours et rendus à la poussière et aux ruines, l’Empire romain. Comme tous les autres il a commencé petit et s’est nourri des terres alentour. Des champs un peu plus pauvres chaque année puis mis en jachère, une pause pendant laquelle le vivant reprend ses droits, retourne vers l’abondance avant que les défricheurs et paysans ne reviennent. Puis viennent plus de population, plus de besoins, moins d’espace et moins de repos pour les terres. On utilise le fumier animal et humain, on justifie l’esclavage et la misère par des décrets divins et politiques. Puis, comme les terres ne suffisent pas pour les ventres et le pouvoir, on justifie aussi les colonies et l’annexion du voisin par l’arrogance et une prétention de supériorité. En bref, on bâtit un Empire.
A l’apogée de l’empire de Rome les paysans italiens parvenaient à peine à se nourrir eux-mêmes, et ce sont les blés du Nil et du Moyen-Orient qui assuraient le pain quotidien.
Contrôler, simplifier, appauvrir puis coloniser. Toujours la même rengaine.
Aucun empire, aucune société ne peut développer autre chose que la peur du manque et l’avidité, la violence et la destruction, s’il ne respecte pas les lois fondamentales du vivant.
Allons plus loin encore.
Une société bénéfique pour ceux qui la composent ne peut que se fonder sur le socle inébranlable des lois du vivant.
Et en partant de là, tout est possible.




