Syntropie, une quête de l’abondance

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Émergente en France, la syntropie est une approche agronomique qui prône un changement radical de paradigme. Elle vise à créer des écosystèmes productifs en imitant des processus naturels. Découverte de cette nouvelle méthode avec Anaëlle Théry, autrice du livre Bienvenue en syntropie ! et formatrice.

J. Rivoire |

Quand Anaëlle Théry parle de syntropie, on se prend à rêver d’une nouvelle révolution agricole et jardinière. Serait‑ce un moyen d’atteindre l’abondance tout en se reconnectant au vivant ? Aussitôt, on veut en savoir plus, tant ses mots sont imprégnés de passion et de conviction. « Il y a un cheminement à faire. Ça demande un vrai changement de paradigme. » Cette approche agronomique connaît une notoriété grandissante à travers le monde – notamment en Amérique latine où elle a vu le jour –, mais les mises en application en milieux tempérés restent encore expérimentales. Depuis sept ans, le sujet émerge doucement en France hexagonale, où se multiplient conférences, vidéos, formations et livres, et Anaëlle Théry en est l’une de ses ambassadrices.

Selon l’interprétation d’Ernst Götsch, l’inventeur du concept d’agroforesterie syntropique (lire encadré ci-dessous), le vivant tout entier tend vers toujours plus de complexité. À l’inverse des pratiques agricoles que nous connaissons et qui vont vers une simplification des écosystèmes (monocultures, suppression des paysages arborés, interruption de la succession écologique spontanée…), l’agriculture syntropique s’appuie sur les processus d’accumulation de biomasse pour instaurer ou restaurer la fertilité des agroécosystèmes. Concrètement, un système syntropique est basé sur ce qu’on pourrait appeler des cultures associées extrêmement denses et diversifiées. « Pour tendre vers une forêt hyperproductive, on va semer et planter en même temps des végétaux qui vont donner dans trois mois, dans deux ans, dans quinze ans, voire dans cent cinquante ans… », détaille Anaëlle Théry. « Il y a une succession dans le temps. D’ailleurs on parle aussi d’agriculture “successionnelle”. » En syntropie, le chêne côtoie le radis.

 

PREMIERS ESSAIS

La production de petits fruitiers était la vocation initiale de Joala, la pépinière d’Anaëlle Théry en Dordogne, mais depuis quelques années, elle cède la place aux expérimentations syntropiques. Le défi consiste à adapter les principes de la syntropie à nos latitudes, qui ont une saisonnalité et un climat bien différents de ceux qui ont vu naître la discipline. Au Brésil, ce sont des caféiers qui sont cultivés, accompagnés de bananiers, d’eucalyptus et d’autres plantes tropicales destinées à produire de la biomasse. Chez nous, les saisons sont plus marquées et la croissance des végétaux n’est pas aussi rapide. Malgré quelques essais, le saule et le peuplier ne parviennent pas vraiment à remplacer les essences utilisées au Brésil. « Là‑bas, ça pousse de 4 m en deux mois ! », s’émerveille Anaëlle Théry. Alors, il faut trouver autre chose : densifier.

En quelques années, la jeune femme a créé pas moins de vingt‑cinq espaces visant à tester des combinaisons végétales très productives, tout en répondant aux problématiques du lieu : limiter l’arrosage et s’adapter aux fortes chaleurs.

L’aboutissement (provisoire) de ses expérimentations se présente sous la forme de “blocs”, qu’elle appelle des “tortues”, soit des petits jardins pensés comme des systèmes indépendants. Ces “tortues” ont différents objectifs, certaines donnent des petits fruits, des légumes, des arbres fruitiers… mais, surtout, elles produisent leur propre fertilité. « Je suis partie sur des zones extrêmement condensées pour créer rapidement des systèmes d’eau, des systèmes d’ombre, et produire énormément de biomasse. »


Au début de l’expérimentation menée par Anaëlle Théry, le sol est pauvre, couvert de chiendent. Quatre mois plus tard, en juin, le lieu est devenu une jungle potagère.
| Joala

 

DENSITÉ EXAGÉRÉE

Le système vise à maximiser la photosynthèse. Pour cela, les végétaux sont installés avec une densité « subtilement exagérée ». Puis ils seront taillés de sorte à laisser la place aux plantes de production. Dès le démarrage, sont donc semés et plantés des végétaux sans autre objectif que celui d’être taillés, et taillés encore. Et s’ils “coopèrent” avec les plantes potagères et les autres productions en leur apportant de l’ombre, en créant de la fraîcheur et en favorisant l’installation de champignons mycorhiziens, c’est encore mieux. « Pour contrebalancer le fait que ça ne pousse pas aussi vite qu’en milieu tropical, il fallait vraiment densifier les cultures. »

Ce n’est un secret pour personne, quels que soient les “défauts” de votre sol, qu’il soit argileux, sableux, séchant ou pauvre, la solution est généralement la même : apporter de la matière organique pour améliorer sa structure, sa fertilité et la rétention d’eau. Certes, on peut apporter de la biomasse extérieure à la parcelle (sous forme de compost de déchets verts, de broyat de bois, de foin ou de fumier) mais, pour la produire sur place, il faut faire appel à des végétaux capables de pousser suffisamment pour couvrir le sol tout au long de l’année. Anaëlle Théry s’appuie beaucoup sur le maïs et le tournesol : semés de façon excessivement dense, ils sont coupés et laissés sur place au fur et à mesure de leur croissance. « Il restera un tournesol tous les 60 cm alors qu’il y en avait un tous les 2 cm au départ. »


Semés très densément, les plants de maïs (en haut) sont coupés régulièrement. Dans cet exemple, les poivrons sont plantés au sud des maïs, les céleris-raves au nord, protégés par leur ombre. Les produits de la taille (en bas) sont laissés au sol et rapidement décomposés.
J. Rivoire |

 

LA TAILLE PROVOQUE LA POUSSE

« Au démarrage d’une plantation pérenne, on va installer 70 à 80 % de plantes pour leur biomasse, c’est énorme ! », s’enthousiasme la pépiniériste. Il y a le tournesol et le maïs dans un système annuel comme le potager, mais Anaëlle teste également l’eucalyptus dans le cas d’implantations pérennes, Amorpha fruticosa (le faux indigo), Lonicera fragrantissima (le chèvrefeuille d’hiver) ou encore l’artichaut entre les pieds de casseille, l’arbre aux faisans, le romarin et la consoude. Tous sont taillés, parfois drastiquement, pour apporter de la biomasse au sol, mais pas seulement. C’est ce qu’en syntropie on nomme la “perturbation”. Tempête, neige, passage d’une harde d’herbivores… Dans la nature, les perturbations sont aussi nombreuses qu’intenses et modifient la structure de l’environnement, ce qui conduit à une régénération de l’écosystème. « La perturbation est un levier fondamental de l’accélération de l’abondance », insiste Anaëlle Théry. Ces perturbations – concrètement, les tailles successives – ont lieu principalement de mars à juin. « Idéalement, il faut qu’il pleuve après perturbation. Si ce n’est pas le cas, il faut arroser un peu, notamment au potager. Sinon, il y a un double stress : la taille et le stress hydrique ». C’est entre avril et juin qu’il y a le plus de perturbations, parfois à seulement dix jours d’intervalle. Les bénéfices de la taille en vert sont nombreux : la biomasse fraîche et riche en azote, laissée sur place, nourrit la vie du sol et produit un effet fertilisant. La taille modifie l’équilibre hormonal de la plante et stimule sa croissance, mais elle affecte aussi les plantes voisines en ouvrant un accès à la lumière et en libérant des hormones de croissance par le biais des racines. En d’autres termes : la taille provoque la pousse.

Situé au sein de la pépinière, cet espace d’expérimentation, qu’Anaëlle Théry appelle la Mini Syntropic Forest, « était autonome en biomasse quatre mois après la plantation ». Pour donner une idée de sa densité, la Mini Syntropic Forest compte huit arbres fruitiers, trente petits fruitiers et quinze arbustes à baies comestibles en productions principales sur seulement 42 m². Mais ce n’est pas tout ! Sont également plantées – dans le seul but de produire de la biomasse – des centaines de boutures de saule, de goji, de buddléia, et des dizaines de pieds de sauge, de mélisse, de consoude et d’artichaut. Installée il y a trois ans, elle est taillée pas moins de six fois en période végétative. Après perturbation, les productions principales – qui ne sont pas taillées – en tirent profit et atteignent le double de leur taille habituelle en plein champ. C’est ce que les syntropistes brésiliens appellent “le saut du chat”.


En mars, avant le repiquage des plants de légumes, le potager est déjà luxuriant.
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DES STRATES DÉROUTANTES

La conception d’un système syntropique prévoit une répartition verticale des végétaux selon quatre strates : émergente, haute, moyenne, basse. Mais attention car ces strates ne sont pas liées à la hauteur des végétaux. « Ce ne sont pas les mêmes qu’en jardin‑forêt parce qu’on travaille avec la lumière », précise Anaëlle Théry. Les végétaux de la strate émergente ont besoin de 80 à 100 % de lumière, la strate haute entre 60 et 80 %, la strate moyenne entre 40 et 60 % et la strate basse entre 20 et 40 %. Cette classification a quelque chose de déroutant pour nous autres jardiniers qui nous ingénions souvent – mais de moins en moins – à donner un maximum de lumière à toutes les plantes, quitte à installer les petits fruits (cassissier, groseillier ou framboisier) en plein soleil alors que ce sont des plantes de clairière, préférant la mi‑ombre. En strate émergente, on trouvera ainsi certaines plantes herbacées comme la lavande, car elle apprécie la lumière et la chaleur, mais également le maïs et le tournesol, pourvoyeurs d’ombre et de biomasse les premières années. Et aussi des arbres comme l’érable sycomore, le chalef d’automne, le paulownia, le noyer ou l’amandier. Moins intuitif, l’ail des ours est classé en strate haute car, bien qu’il apprécie les sous‑bois, son développement intervient très tôt au printemps, lorsque les arbres sont dénudés. Les mélisses et consoudes forment, elles, une strate basse intéressante car elles ont une capacité de pousse importante après perturbation. Et pour simplifier les choses – ou pas –, les plantes ne sont pas figées dans leur strate : les annuelles comme la pomme de terre peuvent apprécier le soleil au printemps (émergente), puis la mi‑ombre au cours de l’été (moyenne). De la même façon, certaines essences d’arbres préféreront l’ombrage pendant leurs jeunes années, puis le plein soleil à maturité. « On pourrait faire une liste, mais elle ne serait jamais exhaustive. Surtout, elle ne tiendrait pas compte des conditions spécifiques de chaque lieu et de chaque situation. » Le cultivateur syntropique n’a alors pas d’autre option que de multiplier ses propres essais et observer son milieu.


Dans chaque “tortue”, les bordures sont des lignes plantées d’arbres émergents, qui protégeront du soleil les planches de cultures potagères.
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UN PUZZLE MULTIDIMENSIONNEL

C’est au moment de “composer” le système que les choses se corsent. « C’est un puzzle multidimensionnel », se plaît à répéter Anaëlle Théry. Un puzzle qui consiste à imaginer l’évolution d’un groupe de plantes dans le temps et dans l’espace. Il s’agit de positionner chaque espèce selon sa capacité à supporter la lumière, sa capacité de pousse et son emprise au sol. Comment vont‑elles se répartir dans l’espace vertical ? Quelles productions en attendre au fil du temps ? Cette méthode exige une connaissance très fine des espèces implantées, mais aussi des caractéristiques du lieu. « Le seul intrant, c’est la connaissance », s’amuse Anaëlle en citant l’agriculteur brésilien Ernst Götsch. « C’est sans fin et ça ne pollue pas ! »

Josselin Rivoire

 


 

Une vie en syntropie


| Joala

Après avoir suivi des études universitaires en anthropologie et en histoire, Anaëlle Théry effectue un BPREA en maraîchage biologique avec AgroBio Périgord, avant de créer sa pépinière d’arbustes fruitiers en 2016. Ayant connu un potager familial extraordinaire dans son enfance, l’abondance est devenue une quête personnelle.
« En 2018, j’ai eu la chance d’assister à la seule formation donnée par Ernst Götsch en France. Ça m’a retourné le cerveau… Depuis, je mange, je rêve, je dors… je vis syntropie ! » En France, Anaëlle Théry est l’une des rares formatrices en agroforesterie syntropique, elle accueille ainsi des stagiaires dans sa pépinière Joala, installée dans le Périgord noir (Dordogne). En 2023, elle a publié l’ouvrage Bienvenue en syntropie !, le premier livre francophone traitant de la pratique de l’agroforesterie syntropique en climat tempéré. « Celui‑ci s’adresse aux jardiniers amateurs et professionnels, pour s’inspirer, amorcer un changement de paradigme et démarrer un potager syntropique. Mais, pour ceux qui veulent être complètement autonomes sur des plantations plus ambitieuses, rien ne remplace la formation. » Initiées en France par Steven Werner et Felipe Amato, il y a environ sept ans, les formations à la syntropie ont déjà accueilli, d’après Anaëlle Théry, plusieurs centaines de personnes.

Joala syntropie : joala.fr


 

Ernst Götsch, le pionnier

Agronome et fermier suisse‑allemand, Ernst Götsch s’est installé dans les années 80 au Brésil, où il expérimente des méthodes de régénération des sols. Son travail a conduit à la création du concept d’agroforesterie syntropique. Au fil des années, les résultats fructueux de sa ferme et les ateliers qu’il a animés ont attiré l’attention et inspiré de nombreux agriculteurs, notamment brésiliens. Aujourd’hui, des milliers d’entre eux, cultivant en climats tropicaux et subtropicaux, ont adopté cette approche basée sur un principe fondamental : la syntropie est le contraire de l’entropie. Alors qu’en thermodynamique, l’entropie décrit une transformation qui libère de l’énergie en dégradant la matière vers des formes plus simples, la syntropie décrit, elle, un processus qui conduit à l’accumulation d’énergie sous des formes plus complexes. L’énergie dont on parle ici est l’énergie captée par la photosynthèse, et ses formes d’accumulation sont la matière organique et la diversité du vivant.

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