Donner des raisons de continuer

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S’engager pour la planète, proposer des solutions pour l’avenir… Entre coups de cœur et coups de griffes, des auteurs et acteurs de Terre vivante prennent la plume et livrent leur vision sur un thème qui les touche particulièrement. Oui, la planète a la fièvre, écrit Éric Lenoir, paysagiste-pépiniériste en Bourgogne et auteur des Petit et Grand traités du jardin punk. Mais il a décidé ici de mettre en lumière ceux qui s’activent pour l’environnement, la solidarité et l’élaboration d’une société souhaitable, meilleure que celle qu’on voit s’effondrer.
Donner des raisons de continuer 1

Comment ne pas le savoir…
Cela fait à peu près quarante ans que l’on ne peut plus faire semblant de croire que l’activité humaine telle qu’elle se manifeste majoritairement dans les pays dits développés ne pose pas d’énormes problèmes environnementaux.
Cela fait près de cinquante ans que le Club de Rome a tiré la sonnette d’alarme en abordant le sujet de l’Effondrement, en s’appuyant sur la projection de la déplétion des ressources non renouvelables, la consommation, l’évolution démographique, sociale et politique des pays. Un rapport qui s’affine année après année pour intégrer toujours plus de données environnementales, agronomiques, qui ne font que confirmer les projections passées.
Le GIEC (Groupe international d’experts sur le climat) alerte dirigeants politiques et citoyens depuis sa création, il y a plusieurs décennies, sur le risque croissant et avéré que notre planète puisse ne pas rassembler les conditions pour accueillir l’humanité (et peut-être même la Vie) d’ici à la fin du siècle en cours.
Protocole de Kyoto, COP21, 22, 26, crises sanitaires, réfugiés climatiques par millions, érosion mortifère de la biodiversité, successions d’évènements météorologiques ou “naturels” sévères avec une densité et une fréquence jamais constatées. La planète a la fièvre, et on sait qu’une fièvre tue au-delà de quelques minuscules petits degrés. On le sait. Qui pourrait aujourd’hui, parmi ceux qui dirigent et ceux qui s’intéressent au vivant, à la santé, et même à la nature idéalisée, ne pas le savoir ?

POLITIQUE DE L’AUTRUCHE

Une fois le constat effectué, difficile de ne pas céder au pessimisme, corollaire de la lucidité. On les voit assez vite, les perspectives sombres qui accompagnent nécessairement cet épouvantable résultat de politique de l’autruche à toutes les échelles de la société, qu’il est d’ores et déjà trop tard pour éviter qu’ils ne nuisent à notre futur et à celui de nos enfants – quand nous en avons. Le désespoir a vite fait de nous emporter dès lors que nous nous rendons compte du point auquel la situation nous dépasse ; on lui a même trouvé un nom spécifique : la solastalgie. Un mal qui nous ronge, nous empêtrant dans une forme de culpabilité et de vulnérabilité autour de cette notion irrévocable : nous ne parviendrons pas à réparer tout ce qui est brisé, nous ne parviendrons pas à changer le cours des choses suffisamment vite, ce qui est détruit et mort l’est pour toujours, et en plus nous devrons en être spectateurs.

Pourtant, allez savoir pourquoi, certains parviennent, malgré cette lucidité, à continuer de vivre et de s’activer pour engendrer un monde meilleur que celui que l’on est en train de quitter de force, et qui n’a de cesse de vouloir emporter les derniers résidus de ce que nous aimons dans sa chute. Des femmes, des hommes, des “ni l’un ni l’autre” s’engagent à des niveaux divers pour générer ce qui manque à nos vies dans l’immédiat, voire tâchent de construire ce qui pourrait venir à manquer si personne ne s’occupe de le faire. Si l’année 2020 détient le triste record du plus grand nombre de protecteurs de l’environnement abattus à travers le monde, elle détient aussi celui du plus grand nombre de personnes ouvertement engagées pour l’environnement, la solidarité et l’élaboration d’une société souhaitable meilleure que celle qu’on voit s’effondrer.

DES PERSONNES VENUES DE TOUS HORIZONS

Cela peut prendre bien des formes, et se produit avec une intensité inédite. Difficile aujourd’hui, par exemple, de ne prendre les personnes se lançant dans de l’habitat collectif en communauté plus ou moins autonome, la permaculture (et toutes les interprétations d’elle qu’on peut voir émerger) et le partage gratuit des biens et des savoirs, que pour des marginaux farfelus cherchant la paix dans le poil de chèvre et l’herbe qui fait rire. Si la chèvre et le chanvre font bel et bien partie de ce que l’on peut parfois trouver dans ces microsociétés, ce serait bien réducteur de penser qu’elles ne se résument qu’à cela.
Des personnes venues de tous horizons reprennent contact avec la terre, l’altérité, le reste du vivant, pour se joindre à des projets existants ou créer les leurs. Ici, on crée une communauté sans hiérarchie dans une ancienne caserne, en diffusant les résultats de l’expérience, les connaissances disponibles, et en offrant ses bras et sa tête à des causes nécessaires, en essayant au passage de réinventer l’économie. Là, on se regroupe entre citoyens pour acheter un bâtiment, qui permettra à une boulangerie coopérative de voir le jour dans un quartier qui en a cruellement besoin. Là encore, on empêche un aéroport obsolète et dommageable de voir le jour, et on en profite pour devenir une commune-laboratoire sortie ex nihilo au milieu des prés et des bois, gagnant leur protection contre un État et son bras armé. Ailleurs encore, des peuples autochtones déterrent la hache de guerre pour tenir tête à un État encore plus grand et une industrie à la puissance considérable, pour préserver la terre de leurs ancêtres des derniers soubresauts des bouffeurs de pétrole.
Et des exemples de ce type, il y en a pléthore, qui vont du soutien aux réfugiés clandestins aux bricoleurs des repair cafés, en passant par les acheteurs-sauveteurs de forêts, les activistes politiques, les agriculteurs-expérimentateurs de techniques non destructrices, les écoféministes, les créateurs de plats végans savoureux et nutritifs, les saboteurs de bulldozers et les planteurs de haies (clandestins ou non), pour ne citer qu’eux.

CORRIGER LES GROSSES DÉFAILLANCES DE LA SOCIÉTÉ

Mine de rien, ça commence petit à petit à faire du monde sur le terrain de la transformation du paysage écolo-social. Et plus ça va mal par ailleurs, plus le nombre d’êtres humains engagés sur ces terrains croît, de façon exponentielle. Les citoyens prennent à leur charge de corriger certaines (grosses) défaillances de la société, quitte à se mettre à sa marge pour pouvoir le faire plus efficacement et plus tranquillement.
Chaque jour qui passe voit notre nombre – je m’inclus dans ce processus – augmenter. Il ne faudrait pas que les innombrables mauvaises nouvelles masquent cet élan incroyable et insuffisant qui meut toute une population, dont on avait un peu trop tendance à croire qu’elle n’était devenue que servile, passive, égoïste et endormie sous le joug du modèle dominant, débile et malfaisant, installé depuis près de deux siècles.

Certaines des actions lancées de façon très officielle montrent aussi des résultats au-delà des espérances. Ainsi, les stocks de thon sont remontés de façon plus rapide que prévu après qu’on a instauré des quotas de pêche ; l’interdiction de l’usage de produits chimiques dans les rues et la conduite raisonnée de l’entretien des parcs et jardins a permis à de nombreuses espèces de réapparaître, accompagnées du cortège de celles qui dépendaient d’elles. Sans désherbant sélectif ni tonte dispensable, les gazons peuvent redevenir des prairies et retrouver orchidées, papillons et mantes religieuses disparus de longue date pour cause de “propreté”.

DE LA MÉCONNAISSANCE AUX NOUVELLES DÉCOUVERTES

Un autre aspect de la nécessité de ne pas désespérer apparaît dans l’inattendu…et la méconnaissance. En effet, si le mal est connu, le pire n’est pas plus sûr que le meilleur. Il semblait certain, notamment, que les forêts constituaient dans certaines régions un facteur aggravant du réchauffement climatique, l’albédo (pouvoir réfléchissant) lié à leur teinte sombre échauffant l’air comme le fait une plaque d’ardoise ou du goudron au soleil. Or, une équipe de chercheurs vient de rendre publics les résultats d’une étude – juste après que le rapport du GIEC fut sorti – démontrant qu’en réalité l’albédo produit par les nuages bas que ces forêts génèrent a un impact bien plus positif sur la température et le climat, et que ces forêts génèrent par la même occasion plus d’hygrométrie, et donc de ressource en eau douce profitable à l’ensemble des êtres vivants sur la large zone qui les entoure et les contient. La fonte du pergélisol (permafrost), entre deux catastrophes pétrolières par rupture de pipelines et émissions massives de méthane, permettra également vraisemblablement aux forêts de s’étendre dans des zones plus septentrionales, et donc de jouer leur rôle de climatiseur si on les laisse tranquille.
Que dire, encore, des conséquences inattendues de cette pandémie qui a permis de faire baisser les émissions de CO² de 7 % en 2020, et à la faune et à la flore sauvages de s’épanouir plus librement et plus efficacement le temps d’un confinement ? D’autres données en attente de découverte peuvent encore tomber, qui donneront des clés supplémentaires pour mieux comprendre comment s’adapter aux conditions nouvelles, envisager de nouvelles pistes, mieux lutter contre l’énorme bouleversement en cours là où il est encore possible de le faire.

On ne sauvera pas tout, c’est un fait. On n’empêchera pas le réchauffement climatique, on ne fera pas renaître la totalité des espèces qui auront disparu, et on devra sûrement composer avec des réserves d’eau douce faibles sur des terres habitables moins vastes qu’aujourd’hui. Mais nous n’avons aucune raison de penser que tout ce que nous faisons aujourd’hui pour améliorer les conditions de vie de ce qui nous survivra sera vain. Bien au contraire : chacun des jalons que nous posons, chaque ligne que nous écrivons, chaque graine que nous semons sont autant d’outils, d’abris, de savoirs, de refuges, d’aliments à venir potentiels dans un avenir dont, malgré toutes nos inquiétudes légitimes, nous ignorons à peu près tout. Toutes les actions que nous menons aujourd’hui ont donc fondamentalement un rôle à jouer dans l’amoindrissement des maux à venir. Et ça, c’est une bonne raison de continuer le chemin… et d’en être heureux !


Donner des raisons de continuerÉric Lenoir est paysagiste, pépiniériste et naturaliste dans l’Yonne, en Bourgogne. Passionné d’écologie, il propose une approche du paysagisme qui sort véritablement des sentiers battus. Il a notamment publié le Petit traité du jardin punk en 2019, et vient de publier le Grand traité du jardin punk aux éditions Terre Vivante.

 

Titwane |

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