Chou blanc | Nouvelles sur le jardin et l’écologie

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À l’occasion de ses 40 ans en 2020, Terre vivante a lancé un concours de nouvelles “Crayon, planète et grelinette” sur des thèmes qui lui sont chers : le jardin et l’écologie, avec comme Présidente du Jury Marie-Monique Robin. 399 nouvelles reçues ! Poésie, science-fiction, polar, théâtre... qu'il fut difficile de choisir les finalistes ! C'est avec plaisir que nous vous livrons ces nouvelles : les 3 primées ainsi que 15 autres sélectionnées selon les appréciations des membres du Jury.
Un privé dans les choux | Nouvelles sur le jardin et l'écologie

Ici l’hiver est rarement très froid, mais il rechigne souvent à partir. Il hésite, il est indécis. Parfois, alors que la douceur printanière semble définitivement installée, alors qu’au verger les arbres enthousiastes et imprudents offrent une opulente floraison, le voilà qui revient comme un voleur une nuit claire et étoilée du joli mois de mai. Alors, comme frappées de stupeur, les fleurs des cerisiers, des pruniers, des noyers et des plaqueminiers se figent, s’étiolent et tombent au sol, réduisant à néant toutes les promesses de fruits pour l’année à venir.

C’est en cette belle matinée d’avril que je ruminais ces sombres pensées, marchant parmi les arbres fruitiers du jardin, regardant avec un peu d’inquiétude les bourgeons gorgés de sève prêts à éclore. J’étais sorti de la maison plus tôt que de coutume et je me dirigeais vers le potager avec la ferme intention d’y prélever l’un des derniers choux.

Pendant près d’une année, ces solides brassicacées avaient affronté avec bravoure bien des dangers et mené bien des combats. Ce furent les pucerons qui lancèrent massivement le premier assaut contre ces forteresses végétales et la bataille contre ces maudites petites pestes eût été probablement perdue si je n’étais venu à la rescousse en les aspergeant abondamment d’une moussante solution de savon noir. Peu de temps après, l’oïdium profita non sans perfidie d’un début d’été trop chaud, trop sec et trop venteux pour venir déposer sur les feuilles des infortunés légumes une écœurante poudre blanche qui, lorsqu’on la touchait, donnait une sensation de gras et laissait sur les doigts une odeur de moisissure. Ce fut un carnage, des 40 choux plantés au départ il n’en resta qu’une petite vingtaine, et les vaillants rescapés formaient à l’issue de la bataille des rangs bien clairsemés.

Puis l’été s’installa avec son soleil ardent et sa brise brûlante, et de même que le plomb se transforme en or dans l’athanor de l’alchimiste, la fournaise estivale transmuta la lourdeur de l’air en une légion de papillons aux ailes soyeuses et colorées. Mais parmi cette erratique population de lépidoptères apparemment inoffensive se dissimulait l’un des plus redoutés ravageurs du chou, la piéride, dont la présence autour de mes pauvres crucifères se fit de plus en plus insistante. La plus grande vigilance fut de mise car si je n’y prenais garde, si j’abandonnais bêtement les plantes à leur triste sort, en peu de temps une véritable armée de chenilles surgiraient d’œufs habilement dissimulées sous le revers des généreuses feuilles, lesquelles seraient rapidement dévorées. À la place, il ne resterait plus que de pitoyables nervures, et mes yeux pour pleurer. J’intervins donc, prélevant chaque jour sur mes cabus un bon nombre de ces espèces d’asticots émeraude que je jetai en pâture aux mésanges charbonnières. Finalement, la stratégie s’avéra efficace, l’effort fut payant et je pus durant automne et hiver agrémenter potées et soupes de délicieuses feuilles de choux.

C’était précisément dans l’intention de préparer un de ces bons petits plats que j’entrais dans le potager, armé d’un couteau. Ce dernier était tranchant bien que modeste car, faut-il le dire, il existe deux sortes de jardiniers, les plus aisés financièrement, qui ne jurent que par les lames les plus prestigieuses et les pauvres qui se contentent de peu pourvu que ça coupe, et je fais assurément partie de cette seconde catégorie. Je me baissai et approchai donc la lame d’acier du collet du premier chou à ma portée lorsqu’il se produisit une chose étrange. Du légume convoité sortit un drôle de petit bonhomme haut comme 3 pommes. Il était vêtu d’une veste et d’un pantalon tous les deux verts, effrangés et pas très propres, confectionnés dans une étoffe qui ressemblait vaguement à de la flanelle. Il portait un bonnet un peu fripé, fait du même tissu mais marron et dessous je pus voir un visage assez renfrogné. Je n’ai jamais compris comment il était entré dans le chou et ni comment il en était sorti mais il était là devant moi, l’air pas commode, fronçant des sourcils si broussailleux qu’ils recouvraient en partie des petits yeux noirs et perçants. Avant que je me ressaisisse de ma surprise, il dit, en montrant d’un minuscule index tantôt le chou, tantôt moi :

« Fais bien attention !
Quelle est ton intention ?
Tout net je te le dis
Ce chou est mon logis
Oui, c’est le mien
J’en suis le gardien »

Sur le coup, le fait qu’il s’exprimât, comme moi, dans la langue de Molière (mais avec trop de rimes à mon goût) ne m’étonna pas, ce n’est que plus tard que cela m’intrigua. La teneur du propos, par contre, me laissa perplexe et les mots comme « logis » et « gardien » résonnaient dans ma tête d’une drôle de façon comme le son disgracieux d’une cloche fêlée. Si cette créature humanoïde miniature était une sorte de dieu lare, elle avait sans aucun doute mal fait son travail protecteur, soit qu’elle n’eût été formée que sur le tard, soit qu’elle ne fût qu’un imposteur. J’étais tenté d’exprimer le fond de ma pensée, mais j’en fus découragé par l’air de plus en plus courroucé de mon interlocuteur. Il n’était peut-être pas utile d’alimenter sa colère avec des paroles qui pouvaient paraître insolentes. Il me parut plus judicieux de poursuivre la conversation par de plus complètes présentations et je lui demandai avec le plus de délicatesse possible qui il était. Il me répondit sur un ton franchement goguenard :

« Nain, Alfe, Gnome
Ainsi on me nomme
Les humains trop idiots
N’ont su choisir un seul mot »

Bon, cette réponse avait l’avantage d’éclaircir un point, celui concernant ses manières un peu désagréables. En effet, j’avais lu un jour dans quelque texte anthroposophique que le gnome était une entité élémentaire antipathique, qui n’aimait rien, détestait tout, y compris ses congénères et jusqu’à son propre élément terre. Mais j’étais prêt à tout pardonner car, tout de même, j’avais devant moi un représentant des esprits de la nature, un être qui œuvrait en secret à la croissance du végétal en y impulsant à travers les racines une énergie vitale, éthérique, d’origine minérale, ce qui avait fait dire à un disciple du célèbre Goethe que les plantes ne naissaient pas des graines mais de la terre. L’occasion était belle, unique, d’accéder aux arcanes jalousement cachés dans le livre sacré de la nature. Les plus grands mystères de la vie étaient à ma portée, il suffisait de demander, et je m’imaginai déjà en mage lumineux doté de pouvoirs extraordinaires comme par exemple celui de faire sortir de terre une luxuriante végétation rien qu’en effleurant le sol d’un doigt. Cette époustouflante perspective me fit tourner la tête, à l’intérieur de laquelle affluèrent des milliers de questions qui formèrent un épouvantable embouteillage si bien que ce ne fût qu’avec beaucoup de difficulté que l’une d’elles parvint jusqu’à mes lèvres. Il se trouve que j’ai à ce jour totalement oublié la question que dans l’émotion je finis avec peine par balbutier plus que véritablement poser. Par contre, je me souviens parfaitement de la réponse tant elle était inattendue :

« Du côté des rutabagas
Va voir si j’y suis pas
Car dans ces grosses racines
Sommeillent de belles lutines.
Mieux encore, comme naguère,
Va voir vers les pommiers
Si, par la chenille de la zeuzère,
L’un d’eux n’est pas rongé. »

Après ces paroles engageantes, le gnome s’évapora avec mes rêves de grandeur. Il ne restait là plus que le chou dont je tranchai vivement la base d’un énergique coup de couteau et dont je fis la plus savoureuse des soupes.

 

Épilogue :

Quelques mois plus tard, j’avais presque oublié cette aventure, qui ne fut peut-être qu’un songe éveillé. Or, un soir, je laissai sur une parcelle du potager une fourche à aérer et un rouleau de toile tissée en polypropylène. Lorsque je revins le matin suivant au même endroit, une petite feuille jaunie était épinglée au bas de l’outil à l’aide d’une grosse épine de robinier. Elle portait un message dont la minuscule écriture et le style ampoulé ne laissaient aucun doute sur l’auteur :

« Hé ho le jardinier
Dans ton potager
Utiliser la grelinette
C’est bon pour la planète
Mais utiliser le plastique
C’est vraiment pas chic »

Je sus alors que je n’en avais pas fini avec le petit peuple du jardin.

 

Didier Harduin de Dauphin (04)

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